Interview extrait du projet ALTEREGO par SAKOM

"Inteview réalisée dans le cadre du projet ALTEREGO, réunissant 10 artistes et 10 artisans pour la création de 10 oeuvres - Opérateur Steadycam : Emmanuel Dinh

  

Kako, plasticien.

 

Une question d'appartenance plus que d'identité

 

"Je suis Réunionnais, né à Mont Vert les hauts, dans un milieu très agricole. Mon grand-père et mon arrière grand-père sont agriculteurs, pas mon père, mais ses frères oui. Lui, il a mal tourné, il était enseignant ! J'ai grandi dans le milieu du vétiver et du géranium, on distillait près de chez moi. Je suis d'une famille de cinq enfants et je suis au milieu. Ma mère est originaire de Saint Denis, je dis ça parce qu'il y a une question qui m'accompagne depuis que je suis en âge de réfléchir, c'est : qui on est ? Pourquoi on est comme ça ? Une question d'appartenance plus que d'identité d'ailleurs. Donc, j'appartiens aux gens qui habitent la Réunion, ceux qui ont grandi à Mont Vert, ceux qui sont proches de la terre, etc. … Ma mère est une fille de la ville, qui a suivi mon père dans un milieu agricole. Sa mère était métisse, d'une grand-mère pondichérienne et d'un grand-père chef de gare. Mon père est un petit colon qui a osé acheter des terrains fin 1800 et y a planté du géranium et du vétiver. J'ai grandi à Mont vert et j'allais à l'école à Petite Ile. Puis je suis parti a l'école militaire, une école au Tampon créée par Michel Debrè dans les années 70. Quand j'étais petit, je voyais les soldats à la télévision et ça me fascinait . J'ai donc atterri dans un milieu militaire, j'étais en pension à partir de 11-12 ans et je pense qu'il doit y avoir des séquelles. J'y suis resté jusqu'en troisième et à l'adolescence, quand les hormones ont commencé à parler, ça n'allait plus. Je suis parti en métropole et je suis revenu."

 

Je crois beaucoup à l'influence des gens

 

"Mais j'ai un bon souvenir de l'école militaire. C'est là que j'ai rencontré Labor Robert, mon professeur de dessin. Avant, je faisais un peu de copies de BD mais quatre ans avec ce professeur, ça m'a marqué et on a gardé un bon contact. Quand j'ai fait une expo en 2000, il est venu et aujourd'hui dans le projet que j'ai avec les résidences d'artistes, comme avec André Béton et Fleurs de Christ, cette année je voudrais le faire avec Labor Robert. Ensuite, j'ai commencé à bosser très tôt, je me suis marié très tôt. J'ai rencontré une femme alors que j'étais gamin. On s'est mariés, puis installés à Mont vert comme agriculteurs. Mais l'agriculture et la peinture, ce n'était pas très compatible. Après, la vie se passe, j'ai fait cadre dans une entreprise et là j'ai eu plus de temps. En 1997-98, j'ai commencé à produire un peu plus et à montrer un peu ce que je faisais. J'ai une cousine, Pascale Corée, qui se faisait appeler Nathalie Aime, avec qui j'ai fait un bout de chemin artistique, et on a sorti un petit bouquin, Etadam, dans lequel nos travaux sont en lien. Robert Labor m'a ouvert les champs de l'art visuel. Je crois beaucoup à l'influence des gens, qui t'aident à découvrir des choses que tu percevais, mais que tu ne voyais pas. Il y a eu aussi Nathalie, on a beaucoup échangé, on était très proches, elle m'a beaucoup influencé. Dans les années 90, j'ai poussé la porte de la Galerie Vincent au Tampon, et peu à peu on a créé un lien avec Roseline et Vincent Mengin. Là-bas j'ai rencontré Rancillac, Dietman, Schlosser, Erro, beaucoup d'artistes de la Figuration narrative, et le couple Hugh et Sabine Weiss. Elle est photographe, et lui peintre. Sabine voulait faire des photos dans l'usine où je travaillais. On est ainsi devenus amis et j'ai découvert ce qu'ils faisaient. Début 2000, je suis passé à l'atelier d'Hugh à Vanves, on a bu du whisky en causant et ça m'a beaucoup fasciné de découvrir son univers onirique, très imaginatif. Ça ne plait pas forcément et moi je trouve qu'il ne tient pas la place qui'l mérite. Il est décédé en 2007. A la Galerie Vincent, Di Rosa était venu aussi et il voulait manger du tangue, donc on a sympathisé et je suis allé dans son atelier à Paris. En 2009, il était au Grand Palais pour une performance et je l'ai aidé pour faire la petite main. Forcément, j'ai découvert comment il travaillait, ça apporte beaucoup, de voir comment ils font, ça démystifie, ça te décomplexe un peu.

 

Sous influence volontaire

 

Une rencontre qui compte beaucoup aussi, c'est Serge Huo-Chao-Si, (auteur de La Grippe coloniale), c'est avec lui que je démarre le voyage. En 2005, on est à Madagascar, il est avec Pascal Rabaté, qui travaillait à l'époque sur son premier film, Les petits ruisseaux, et Serge avait fait une expo d'autoportraits. Serge est féru de bouquins de peintres, d'artistes, il a une collection d'oeuvres portant sur la création artistique extraordinaire et un fonds photographique très intéressant. J'ai beaucoup appris avec lui, j'ai découvert le monde de la BD, et je n'aurais jamais rencontré Rabaté. Gustave Doré, par exemple, je l'ai découvert avec lui. En 2005 à Madagascar, on trainait et en échangeant, il y a quelque chose qui m'est revenu, c'est : qu'est-ce-qui nous constitue ? C'est là que j'ai commencé Le Tour des origines d'un nouveau monde, en faisant le tour des contrées origines, pour arriver à quelque chose dans lequel moi j'ai pris existence. Serge a de la famille en Chine, donc a a commencé come ça, avec un travail en Chine en 2009, et ça a débouché ensuite sur l'opus Made in China, présenté chez Pascal Soufflet à Maurice, puis sur l'Inde présenté l'année dernière, et là je travaille sur Madagascar. Parallèlement à ça j'ai fait  7 jours à New York, en lien avec Béatrice Brisé, à qui j'ai demandé une photo par jour, à partir desquelles j'ai fait un travail. Je pense qu'on n'existe que par les liens que l'on tisse autour de soi, le reste c'est de l'ADN. J'ai toujours travaillé sous influence volontaire, c'est un lien un peu indéfinissable. C'est fascinant et dangereux d'aller creuser profond dans l'univers de l'autre, on peut se bruler mais c'est extrêmement enrichissant."

 

Aller au contact des contrées racines

 

"Je ne crois pas aux choses qui débarquent sur le coup de l'inspiration. Les choses se font au fur et mesure et il y a un moment déclencheur. Le Tour des origines , chacun le porte en lui. Moi, en 2005 c'était par le biais d'une rencontre avec Pascal Rabaté à Madagascar. Je me suis dit, il y a quelque chose à enclencher et il faut passer à l'action, et j'ai décidé de faire ce tour des origines qui a pour but d'aller au contact des contrées racines de la population qui constituent La Réunion, donc me constituent. J'ai commencé en 2006, la première étape était sur la Chine et a débouché sur une exposition en 2011. Entre 2010 et 2013, la deuxième étape sur l'Inde, avec la participation de deux artistes mauriciennes pour l'exposition, Nin et Nirveda, qui ont partagé ce questionnement avec moi. Ça a donné lieu à l'exposition à la Villa de la Région. Là, j'entame un travail sur une troisième étape sur Madagascar. Je souligne que ce n'est pas du tout dans l'idée d'aller faire un reportage ou un carnet de voyage. Ce qui me pousse, c'est d'essayer de me positionner comme moi élément de ce nouveau monde qu'est La Réunion. En étant dans ces contrées racines, quel est mon regard, avec comme fil conducteur mon obsession permanente qui est l'arbre. À travers la relation avec les arbres de ces contrées racines qu'est-ce-qui en ressort et qu'est-ce qui me constitue, nous constitue ? C'est une question universelle. Après, si on enchaine la suite, il faudra aller voir du cote des Comores et de Mayotte, qui est une compostante importante de la société réunionnaise et puis l'Afrique de l'est, le Mozambique avec qui on est en lien, et puis ça finirait par l'Europe. Il y a donc encore quelques années de travail qui j'espère prendront fin avec l'étape européenne.

 

J'ai toujours été multiple

 

"Mon travail parait un peu décousu au niveau technique, mais j'ai toujours été multiple, de l'identité à la pratique artistique, même dans la vie, multiple en terme de médium, dans les relations, dans le boulot. J'ai du mal à rentrer dans un truc unique, c'est parfois difficile, surtout dans le regard des autres, ça passe pour de l'instabilité, du dissolu. Ça m'a gêné un moment donné en terme d'identité, par exemple quand je suis rentré à l'école, et que l'instituteur a appelé Prugnières Jean-Claude. J'ai alors pris conscience que c'était moi, avant j'étais juste Kako. Quelle casquette je mets, artiste, cadre, agriculteur ? Tout ça pour dire que le coté multiple, c'est présent, aujourd'hui je vais mieux avec ça, mais ça n'a pas toujours été simple. Le fait de proposer des installations, ce n'est pas le résultat d'une réflexion particulière. J'ai fait de la gouache très jeune, puis du fusain car j'étais admiratif du noir et blanc et cette idée de bois brulé qui donnait vie sur du blanc, je trouvais ça intéressant. Puis je suis passé à l'acrylique et les choses se sont enchainées. À partir de 2005, la question de la photo s'est posée aussi et puis de fil en aiguille, après la photo que je pose sur un support et que je retravaille avec l'acrylique ou l'encre ou autre. Tout naturellement, une fois qu'on a occupé l'espace sur la toile, on veut occuper l'espace hors de la toile et entrer dans les trois dimensions. L'arbre que j'ai capté en deux dimensions, j'avais envie de le positionner en tant que tel dans l'espace, d'où cette installation de morceaux de troncs d'arbre que j'avais récupéré dans la foret brulée du Maïdo et qui avaient été fendus à la hache et que j'ai disposé au sol.

 

Je vois le corps des arbres

 

"Jusqu'en 2005-2006, je ne faisais pas de photo, je travaillais au fusain et à l'acrylique, mais avec un élément central que l'on retrouve aujourd'hui, qui me fascine et m'obnubile, c'est l'arbre. L'image qui me vient, c'est quand j'étais gamin, à la fenêtre de la voiture de mon père, les arbres que je pouvais voir défiler devant mes yeux et derrière ça le paysage qui bougeait. C'est une sensation qui m'a poursuivie longtemps, avec des scènes de vie derrière et l'arbre devant qui fait barrière sans tout cacher. Moi, je vois les arbres, je roule, je marche beaucoup, en forêt. Je suis passionné par la montagne et je vois le corps des arbres, le tronc. J'ai une fascination pour ces êtres vivants qui naissent, grandissent et meurent au même endroit, quoiqu'il y en a qui marchent, le banian par exemple, mais c'est un arbre à part. Quand tu commences à être obnubilé par quelque chose, tu ne vois que ça. L'exemple type c'est quand tu es enceinte, tu ne vois que des femmes enceintes ! Pour les arbres, c'est pareil. Je regardais ce qui s'était fait dans la peinture, et l'arbre est très symbolique jusqu'au 18ème siècle. C'est John Constable qui a fait passer l'arbre du symbolisme au naturalisme. Il a peint un tronc d'arbre, je l'ai vu au Grand palais en 2000, c'est fascinant. Moi je dis que l'arbre est un être vivant et qu'il nous est essentiel. Cette fascination interroge : c'est quoi l'arbre ? De tout temps, ils ont alimenté l'imaginaire des hommes. Avec l'arbre symbole, tu peux tout imaginer. En tout cas, sans trop pouvoir le formuler, l'homme a toujours eu une fascination pour l'arbre. Il fait le lien entre la terre et le ciel. Pourquoi il est debout ? Pourquoi cette impression d'être protégé par l'arbre ? En tout cas, il m'attire."

 

Les feuilles de vaoca peuvent unir et construire des vies

 

"Avec les tresseuses de vacoa, le lien est évident puisqu'elles tressent des feuilles d'arbre. Ça m'intéressait de voir le rapport, le lien que pouvait développer des femmes avec le vacoa. Le vacoa est assez particulier, j'ai une fascination particulière pur le vacoa, de part ses racines aériennes. Et esthétiquement, il découpe l'espace comme peu d'arbres le font. L'arbre découpe mon espace visuel en général, les arbres forment nos images de vie, les troncs découpent l'espace et le vacoa particulièrement. Il a un port intéressant. Avec Les Fleurettes, on s'est découvert, on a ouvert des pistes, maintenant il faut passer à l'étape suivante et  concrétiser. C'est très intéressant comment les feuilles de vaoca peuvent unir et construire des vies. Avec les tresseuses, c'est marrant, c'est comme dans toutes les relations, il y a la première rencontre où on se découvre. On s'est vus et on a echangé, on a commencé à parler de ce qu'on pourrait faire et on a commencé à partagé un imaginaire commun. On a échangé nos univers, nos vies, et on a posé les bases d'un imaginaire sur des choses qu'on pourrait faire ensemble. Maintenant, il faut concrétiser, comme dans les vraies rencontres, par la réalisation d'une oeuvre. C'est la deuxième étape, qui est peut-être une mise en danger plus importante que la première étape, car on va confronter des imaginations qui sont plus ou moins liées. Chacun a ses représentations de ce qu'on voudrait faire et la ça devient intéressant. Quand on commencera à mettre ça dans l'espace, la porte du grand saut commence à s'ouvrir."

 

Interpeller et éclairer demain

 

Je trouve que le paysage artistique à la Réunion est dynamique et riche, mais on  ne prend pas la place qu'il faudrait prendre, ce que je trouve dommage et je me le dis à moi-même en premier. L'art contemporain a perdu en positionnement, en discours. On est tièdes. Sans être dans la provocation tout le temps, l'art contemporain devrait apporter des choses à la société, qu'il n'apporte pas, des positionnements, des réactions. Par exemple, je trouve qu'il n'y a pas assez d'oppositions entre les artistes. On devrait être d'accord, pas d'accord, réagir, alors que là, tout le monde est content. Je fais le constat avec moi-même. On a perdu notre place. Avant, dans les années 80, les artistes étaient un peu plus virulents, ils faisaient du bruit et des choses. Maintenant, c'est plan plan, on court tous derrière les institutions et en même temps on a plus de nécessité de combattre pour exister. On se fait bouffer par la société et du coup, quel rôle on joue ? On devrait être un phare, tirer vers quelque part, alors qu'on est tous suiveurs. Il faut qu'on fasse des actions pour bouger ça. Depuis 80, pour la Réunion en tout cas, depuis qu'on peut s'exprimer, il n'y a plus de combat. On est dans un monde éteint, qui revient en arrière. On ressort les vieux trucs, alors que nous, artistes contemporains, il faut qu'on surprenne, qu'on étonne pour interpeller et éclairer demain. On est trop gentils, trop doux, trop tièdes. Il n'y a pas une seule polémique autour des artistes aujourd'hui, pour alimenter le débat. Le street art par exemple, qui à l'origine volait un espace, avec un discours, maintenant c'est institutionnel. Il faut trouver autre chose pour à nouveau faire bouger la société, mais c'est difficile avec un monde qui se globalise, qui va de plus en plus vite. Et puis l'action demande des moyens. Dans ce monde mouvant et globalisé, on est encore plus dans l'effet de mode et le zapping, même dans le domaine de l'art. Ça n'aide pas les artistes à creuser un sillon. L'artiste doit tenir son cap, même s'il est contesté parfois, il finit par éclairer. L'artiste est happé par la vitesse et finit par faire une action tiède. Notre société a de plus en plus besoin des artistes. On va vers un monde de plus en plus créatif à mon avis. Notre mémoire, avec les nouvelles technologies, se vide de certaines choses car on a plus besoin de faire d'effort de mémoire. Tu appuies sur ton I Phone et tu y as accès, donc tu te vides. Ce vide laisse un espace à autre chose et je fais le pari que c'est à l'imagination et la création. Merci ALTEREGO et SAKOM de poser des rails sur lesquels on peut glisser !"

 

Qui est artiste ? Qui est artisan ?

 

"ALTEREGO, c'est d'abord Fanfan et Léa. C'est une belle rencontre et c'est un très beau projet. L'idée d'alter et d'ego, de croiser, d'échanger, de rencontrer des gens, ce simple principe-là m'intéressait et après encore plus dans le choix de pouvoir faire un travail avec des artisanes du tressage de vacoa. Croiser ces regards et se remettre en position d'artisan. Qui est artiste ? Qui est artisan ? On peut se poser la question et ce questionnement est super intéressant. Artiste et artisan ? L'artiste a une nécessité de créer, mais pas forcément d'utilité. L'artisan va fabriquer quelque chose d'utile, parfois de décoratif, mais il le fait pour gagner sa vie, pour avoir un revenu, un métier. L'artiste va créer de toute façon, inévitablement, il a une nécessité à créer. C'est peut être ça qui fait la différence. L'artisan possède un savoir faire, et je ne dis pas que l'artiste n'en a pas, mais la différence existe peut être depuis le ready made de Duchamp. Il a créé une frontière entre celui qui fait l'objet et l'artiste qui peut le sortir du contexte. L'artiste a le devoir de créer des choses qui n'existaient pas. L'artisan transmet le geste, le savoir faire. L'artiste a le devoir d'apporter un regard nouveau. C'est une vraie question ! Est-ce-que celui qui fait des copies est artiste ou artisan ? Moi, ce qui m'intéresse, c'est la zone frontalière, là où l'échange se fait, où le danger existe."